Je viens de m’endormir quand un petit lutin ébouriffé dans son pyjama Oui-oui (je suis maladivement fan de oui oui dans sa voiture jaune il envoie du bois, les ferrari n’ont qu’à bien se tenir par Toutatis) donc Junior déboule en m’annonçant « mamaman zé fait un ticomar ».
Mon bonhomme a fait un cauchemar, certainement plus grand que lui a en croire ses petits yeux rougis. Viens là mon lapin. Je le prends dans mes bras en titubant un peu, attrape une petite boîte qui traîne sur ma table de nuit. Regarde, on avait oublié de mettre un attrape-rêve c’est pour ça. Il y pleins d’images très vilaines dans ta tête mon cœur. Vient, on va les attraper et les pulvériser hiya !! la voix rauque d’un fumeur de cigares après une cuite de trop mais enthousiaste en toutes circonstances quand il y va d’une angoisse de lutin. Sa tête lourde de sommeil s’écrase contre moi, mais le tonus de son dos me dit qu’il n’est pas rassuré de retourner au lit.
C’est l’heure du langage et si l’angoisse des huit mois est loin derrière nous, apprendre à parler entraîne une conscience d’être seul parmi d’autres à qui il faut verbaliser les choses pour les obtenir ou les partager. Alors les terreurs nocturnes et les cauchemars arrivent aussi, avec la syntaxe et le vocabulaire. Phase normale du développement normal.
Trois bisous magiques, un bisou tout doux (dans le cou) et une perquisition qui aurait déplu à Mélenchon plus tard pour vérifier que ni loup ni fantôme ni monstre ni araignée ne sommeille entre deux camions de pompiers et Un lego starwars et je regagne la chaleur de ma couette, le lutin est dans les bras de Morphée, serein, rassuré, reparti au pays des rêves et débarrassé de son angoisse. La méthode du « petit nid » a fait ses preuves, se lover au creux de maman assise en tailleur sur le lit le temps que le corps s’apaise, que l’angoisse cède la place au bien-être et que la sécurité revienne.
Et toujours aujourd’hui, quand un chagrin ou une inquiétude surgit, mon petit pirate me demande « maman, on fait le petit nid ? siteplè siteplè siteplè ». J’adore faire le petit nid, et il adore faire semblant de devoir me supplier. Alors assise en tailleur, je le regarde se lover comme un bébé, quelques secondes de régression dans une journée de croissance, et le nez dans ses cheveux, j’écoute sa mélopée inquiète et tâche de trouver les mots qui remettent les peurs à leur place. Je n’y parviens pas parfaitement sans doute, l’angoisse est un lieu solitaire au final, mais le fait de savoir qu’une maman existe quelque part et écoutera toujours permet de se sentir moins désemparé quand on perd un copain ou qu’on a peur du noir. Le lutin est donc rendormi, comme s’il ne s’était jamais réveillé, avec ce sommeil péremptoire et cette respiration abdominale qui me fait tellement envie, moi dont le diaphragme semble résolu à rester perché. Dans 5h il confondra les 190 cm de mon matelas à mémoire de forme avec le trampoline du club Mickey, engloutira une banane écrasée au miel et sautera dans sa poussette jusqu’a la garderie sans sourciller en me quittant d’un joyeux « avoua ma maman ketaime ».
Ça c’était la partie heureuse de la dépendance. Huit heures après ce réveil nocturne par Sam le pompier, dans mon bureau, un de mes patients me parle de son fils qui est un peu plus âgé, en maternelle. Il ne parle pas du tout et dort très peu, se tape la tête contre le mur, crie dès que la nuit tombe, ou reste bloqué des heures devant un ascenseur de parking, presque catatonique. La femme de mon patient est morte il y a deux ans d’un cancer. Pas d’angoisse de séparation structurante pour lui, mais une perte belle et bien réelle radicale et définitive. Comme lui, de nombreux orphelins de guerre ou de déportation ont vu leur développement cognitif et affectif arrêté ou ralenti par ce que l’on appelle l’hospitalisme. Le syndrome de ces enfants qui reçoivent les soins de base sans la chaleur spécifique d’un maternage entièrement disponible, d’un maternage qui donne ce socle de confiance en la vie parce qu’à un moment donné on a fait l’expérience d’être tout pour quelqu’un et que cette personne soit tout pour nous. Pour se détacher bien il faut avoir été suffisamment bien attaché. Ce petit est donc au-dessus d’un gouffre, seul avec un père qui est à la fois agrippé et absent, déprimé, bouleversé, paniqué, sidéré. Pour faire le deuil il faut avoir eu une relation de personne à personne, bien différenciées. Lucas ne l’était pas encore quand sa maman est décédée.
Cet enfant, que je vais accompagner avec son père dans des séances ensemble, pour qu’il se retissent à deux envers et contre la béance, tout en se décollant progressivement pour éviter une fusion défensive dans ce qu’on appelle une « communauté de détresse », cet enfant vit ce que d’autres vivent avec une mère qui les a abandonnés, purement et simplement comme cela arrive dans certains profils lourdement pathologiques, dans des pathologies du lien, dans des situations d’extrême précarité, ou avec une mère très psychotique qui ne peut assumer son rôle de maternage et d’étayage du corps de l’enfant et d’inscription de sa psyché dans ses limites corporelles.
Une figure dévouée, pas trop collée mais jamais très loin, qui décompresse les angoisses qui prennent la tête et le corps, les angoisses qui empêcheraient de penser et de jouer, et aide l’enfant à trouver son je au sein de son identité de genre, pleinement acceptée et valorisée.
Lucas doit s’enraciner dans un vide. Lucas est en train de développer un autisme secondaire, en dépit d’un bon maternage des tout premiers mois de sa vie. Il ne peut dormir, puisque dormir c’est quitter pour retrouver et qu’il n’ya plus personne à retrouver, mais seulement une disparue intériorisée. Il a bu la perte, au lieu de se remplir, la mort de sa mère correspondant au sevrage et à la propreté, c’est un gouffre en lui, un gouffre, pas un trou, puisqu’un trou a le mérite d’avoir des bords. Il cherche sa mère pas encore suffisamment introjectée à cet âge. En témoignent ses bégaiements, sa parole reste en suspens puisque l’émetteur se sent seul au monde. La perte précoce engendre cette mise a l’arrêt du corps et de la pensée chez l’enfant dont le développement physique, affectif, social et cognitif est en suspens. Il fait du flapping dès qu’un inconnu le regarde, ne parle pas, si ce n’est quelques syllabes hésitantes et criées. Entièrement crispé contre l’effondrement, l’autisme secondaire de mon patient est à la fois arrêt de son développement et défense contre une dépression anaclitique. Pourquoi parler quand personne n’écoute ? Pourquoi dormir quand personne n’est à rêver ? Comment parler la langue maternelle quand maman est muette à tout jamais ? Comment dormir quand celle qui permettait à la sérotonine de se synthétiser, maman avec son odeur et sa voix, ses bras et son regard, n’est pas là et ne reviendra jamais ? Etre tendu pour la faire revenir, être tendu parce que son absence est un trou noir contre l’aspiration duquel il faut sans cesse lutter, sans le support d’une pensée construite d’adulte. Son père lui fait écouter les musiques de sa mère mais Lucas tape des pieds et se bouche les oreilles. Ils sont épuisés.
Lucas, grâce à la finesse de son papa, grâce à une marraine qui Dieu soit loué habite près de lui, et avec mon soutien thérapeutique, va pouvoir reprendre son développement. La famille de son père vit à l’étranger, mais cette femme très affectueuse et le père de Lucas offriront un tissu affectif, un maillage émotionnel à ce petit enfant, comme un filet pour qu’il puisse s’élancer dans la vie, malgré tout. Il va récupérer l’acquisition du langage et donc aussi pouvoir nommer, pleurer et penser sa mère. Mon travail n’est pas de le consoler au sens de quelque chose qui est perdu mais déplaçable. Je ne peux malheureusement pas fractionner son vide en petits trous. Sa maman est morte à un âge où il vivait son corps presqu’encore comme le prolongement de lui de sa mère. La propreté n’est pas en place. malgré sa patience et son dévouement, le papa s’inquiète de ses besoins qu’il peut faire partout sauf à l’endroit souhaité. Je dois l’aider à se représenter ce qui ne l’est pas à son âge, pour lui permettre d’inscrire cette perte dans une continuité de vie et qu’elle ne remette pas en cause l’inscription spatio-temporelle de son existence, l’acquisition d’un schéma corporel (évidemment sa latéralisation est mauvaise) qui lui permette de marcher dans l’existence sans avoir l’impression que le sol s’ouvre sous ses pieds à chaque stimulation.
L’empathie réelle ne consiste pas à me laisser engloutir dans ma peine pour lui, mais à la vivre avec lui et à lui donner accès à une maman au dedans de lui, et comme cette marraine existe, je n’ai pas à être un objet de substitution, seulement une rampe, pour reprendre le mot souvent utilisé par mes patients. Une rampe qu’il peut « agripper », et même « mordre » pour tester sa résistance et donc la capacité du lien à survivre à l’agressivité que tout petit humain possède en lui et que lui plus que tout autre est en droit de laisser gronder, comme les bébés pas consolés sont envahis par leur rage incontrôlable. Lucas n’a pas eu le temps d’être consolé par sa maman. et c’est ce pas le temps qui fait la différence entre un deuil et une perte innommable.
Je dois lui permettre, en alliance avec son papa et cette marraine, de récupérer un socle pour dormir, respirer, parler, apprendre. La figure maternelle, ne présente pas seulement la réalité par petits morceaux successifs et assimilables à l’enfant, comme lors de la diversification alimentaire. La figure maternelle dans le corps à corps avec l’enfant, d’abord très intense jusqu’au sevrage, puis encore très étayant via les jeux, les bains, les câlins, l’histoire du soir, les chagrins consolés, les encouragements, les repas préparés et partagés dans la découverte et la gaieté, ou parfois dans la difficulté et le sentiment d’échec quand le petit vomit beaucoup, les soins prodigués dans le respect non intrusif de l’enveloppe physique et psychique du petit, permet la constitution du Moi-peau, cette frontière qui à la fois permet l’échange et la différence avec le monde autour. La peau, surface de contact et de protection, lieu des premières sensualités et de la découverte de soi comme distinct du monde. La peau comme limite contenant un contenu physique et émotionnel, cette peau qu’il faut caresser, masser, pour compenser les agressions pulsionnelles que le bébé vit du dedans. Cette peau qui dit tant de nous et que l’adolescent en quête de limites scarifie pour retrouver la sensation d’avoir un contour quand il se dépersonnalise à force de perdre pied dans les changements pubertaires. La peau, lieu des amants qui nous dit tout de suite si l’autre est invitable ou pas dans notre intimité, s’il nous dégoûte ou nous bouleverse, s’il nous est un danger ou un très heureux partage.
C’est la mère qui fait faire à son bébé en croissance chaque deuil successif. Le deuil du sein, le deuil de la tétine s’il y a tétine, le deuil de se déplacer en étant porté dans les bras, le deuil de l’omniprésence. A chaque deuil elle offre des substituts encourageant, goûter des nouveaux aliments avec les doigts, pouvoir danser devant la glace en se regardant, pouvoir l’aider à ranger les courses c’est à dire être un grand qui range comme il veut ses compotes dans un placard à sa portée par exemple, faire un bandage à la peluche qui s’est foulée une patte, pouvoir jouer avec des petits copains. Elle offre des gratifications à grandir. Elle nomme à l’enfant ces acquisitions successives lui offrant ainsi les prémices d’une vie psychique et d’un bon narcissisme – se sentir capable et triompher des objets incomprehensibles- et par l’alternance de ses présences absences, lui permet l’autonomie, c’est-à-dire la capacité à imaginer sa mère quand elle n’est pas là. L’euphorie des retrouvailles après le travail, quand le tout petit s’élance en titubant pour tomber dans vos bras dit bien ce processus de découverte de la différence moi-autrui, avec le soulagement que l’objet n’est pas perdu. Freud l’avait découvert avec son neveu en jouant au fort da, le fameux jeu de la bobine, et nous avons tous observé ces bébés ivres de joie quand un objet disparaît et réapparaît, euphoriques de le redécouvrir derrière le dos de maman.
Au fil des séances et en encourageant son père et sa marraine à lui prodiguer énormément de calins, je vois Lucas grandir. Lucas arrive un jour et me dit « belle la robe mastelle ». Son papa m’avait dit qu’il prononçait souvent mastelle quand il était à la maison. Donc Lucas a acquis l’espoir que quelqu’un qui n’est pas toujours là existe et va pouvoir être retrouvé. Cette évidence est pour lui, un soulagement de taille. J’ai presque les larmes aux yeux. Ma stelle me fait aussi penser à ma stelle, je suis peut-être une aire transitionnelle entre le monde et soi qui lui permet de créer une stèle, sa stèle pour sa maman, une pierre où déposer une image d’une bonne mère qui n’est plus là mais qui a existé. Je lui demande s’il veut bien que je le remercie en le prenant dans mes bras et il se regarde dans le miroir, un mètre au dessus du sol. « Ahlala Lucas et mastelle » me dit-il en rigolant. Stade du miroir exaltant pour le petit qui se découvre entier. Stade arrive tardivement mais enfin arrivé pour Lucas . Son papa ne dit rien, trop ému. Je suis émue aussi de son sourire dans la glace, un morceau de ma robe est dans ses petites mains et il le met dans sa bouche. Lucas vient de me dire où nous en étions. Lucas a beaucoup évolué, mais une partie de lui est encore dans l’oralité. Manger l’autre pour ne pas le perdre me disent ses petits doigts nerveux. Je le pose doucement en lui demandant s’il veut jouer et nous jouons à construire une maison. C’est bien utile une maison pour mettre ses émotions et puis les gens qu’on aime. Lucas me fait comprendre qu’il y a la chambre de son papa et la chambre de sa maman. Lucas a donc compris quelque chose de la mort. Maman est dans une autre pièce. On ne peut pas la mettre comme avant dans la chambre avec papa.
Lucas a grandi. Il a déménagé dans le sud avec son papa, qui a refait sa vie. Dernièrement il est venu à Paris, et ils ont pris RV. Lucas m’avait fait un dessin. Lucas est debout, avec sa raquette de tennis. Et sur le côté il y a sa maman, sa marraine et sa mastelle qui le regardent. Il n’y a plus de barreaux noirs par-dessus son graphisme. Le feutre et le crayon n’ont pas percé la feuille. Son monde pulsionnel est vivant sans être orageux. Nos corps sont bien différenciés de nos têtes, la mienne est couronnée avec de longs cheveux, c’est-à-dire que les pensées (symbolisées par les cheveuxn puisque le symblisme du dessin et du rêve sont très proches) sont en place (retenus par une couronne) et le regardent (je le regarde en pensant des choses qui l’aident à s ‘organiser dedans) Son papa sourit dans un soleil. Lucas va mieux, Lucas parle et Lucas joue. Lucas a fait un travail herculéen. Lucas force toutes nos admirations. J’avais peur qu’il devienne un bon petit soldat mais son papa m’a dit qu’il était parfois capricieux. J’en suis ravie.
Les câlins et le toucher, toutes les études le montrent, renforcent l’immunité, stimule les défenses corporelles en diminuant les facteurs de stress et d’inflammation, en augmentant la synthèse de sérotonine et d’endorphines et agissent donc comme une compensation de la perte fondamentale que vit tout humain avec la naissance, et comme anxiolytique et analgésique. De même la tendresse et l’affect (lire une histoire ensemble plutôt que regarder un dessin animé à côté d’une mère qui joue à angry birds) permettent que les centres impliqués dans la mémoire, et qui sont les mêmes que ceux qui gèrent la peur, fonctionnent.
Les récepteurs cholinergiques de la mémoire sont liés aux émotions. trop d’affects (choc), ou pas assez, et les fonctions d’apprentissage sont lésées. il faut être intéressé par ce qu’on apprend, motivé, pour l’intégrer facilement. ce qui n’a pas de sens est plus difficile à mémoriser. L’humain a besoin d’affect et de sens. L’enfant qui associe la lecture à un temps affectif avec un objet d’amour aimera la lecture qui sera plus tard un lieu de retrouvailles inconsciente avec la sensation de la complicité parentale. Ce sera une racine à la fois affective et culturelle, lire deviendra un hobby. De même, apprendre, c’est quitter et faire l’expérience de la solitude. Quand un enfant est devant un cahier, il quitte, il doit être seul face à son ignorance et fournir un effort pour intégrer de la connaissance qu’il n’a pas créée. Si en étant seul, il peut être comme dit si joliment Winnicott[1] seul en présence de l’autre – qui signifie à la fois pouvoir être paisible et soi-même en présence d’autrui et pouvoir être seul en se sentant animé intérieurement – alors les moments d’apprentissage ne seront pas des moments de détresse. Dans l’Enfant et la peur d’apprendre, Serge Tisseron rappelle bien combien le fait d’apprendre convoque l’affect. L’enfant traumatisé ne peut se concentré, tant ses images mentales sont saturées de peur, l’enfant abandonné ou orphelin a du mal à être face au vide, équivalent de la mort et de l’impuissance. Pour supporter de devoir fournir un effort pour maîtriser l’environnement, l’enfant a besoin d’amour. a soins équivalents, le QI d’un enfant choyé et vivant dans la tendresse plutôt que les cris ou l’indifférence sera supérieur. Et ses défenses immunitaires également, puisque le stress est le premier ennemi de l’immunité. Un enfant en insécurité affective sera un terrain acide parfait pour le développement de bactéries, virus, infections et parasites intestinaux. Un enfant qui peut s’appuyer sur un cadre d’amour et de respect inconditionnel et constant peut se rassurer et accepter de ne pas tout savoir, tolérer de la frustration, s’aimer avec ses défauts, percevoir ses capacités, construire une représentation du réel. avec un enfant, les choses sont assez simples. Beaucoup d’amour, des limites simples mais immuables, de la patience, du jeu, de l’humour et pas trop d’inquiétude. L’enfant grandit mieux quand on le rêve que quand on le dirige. L’amour donne des ailes, c’est fait pour qu’il s’envole.
[1] Winnicott, D. Le bébé et sa mère ; L’enfant et sa famille.
Marie-Estelle Dupont